Portrait de l’artiste en rétro
Qui monte sur le noyau pour voir la pêche a fort peu de chances d’apercevoir le verger.
Frère Sérapion.
L’idée même d’une rétrospective Astor est une imposture. Automobiliste égaré au Cailar, si tu crois t’arrêter pour voir un monument de granit faire un bras d’honneur à l’éternité, passe ton chemin et rejoins les certitudes de la départementale !
Cette rétrospective sera donc celle du moment. Néanmoins, quel que soit le nom qu’on lui donne, cette initiative vient à point nommé. De nombreuses aventures se sont achevées. Les brevets déposés par Astor, peintre et polémiste, sont entrés dans le domaine public. Il n’y a plus un seul mort depuis belle lurette dans les placards de la maison ! L’œuvre a fait sa vie et vice versa. La guerre a eu raison de la tristesse. De l’herbe a poussé sous les poires. Du haut des murs de Ladrecht, des courses de kart nous contemplent et Riz Lacroix a arrêté son accord de mécénat…
D’aucuns nous répliqueront que toute rétrospective d’un artiste déjà confirmé mais encore dans son jus se heurte par définition aux mêmes objections. Peut-être. La nuance est néanmoins de taille. En effet, généralement, les critiques d’art intéressés protestent mollement, déployant une rhétorique circulaire, pour souligner la rigueur incorruptible et l’invention imputrescible résistant à l’âge et aux hommages, qui de son gominé ténébreux Soulages qui de son tiède aigre-doux Zao Wou Ki.
Le projet du Cailar n’a rien d’ambigu. C’est une présentation du travail le plus actuel qui s’offre une mise en perspective avec des cycles refermés. La différence essentielle avec l’ embaumement muséal réside bien dans le fait que ce n’est pas la présentation de la rétrospective qui signe la fin du cycle mais bien l’accomplissement préalable d’un certain nombre d’étapes nécessaires.
Le thème principal sera la couleur. Autant le dire, Astor n’a pas de problème avec la couleur. Par ailleurs, le jour où la couleur ne sera plus un problème, on pourra cesser de dire que la peinture a été battue en brèche par la photographie dès l’apparition de cette dernière, au XIXe siècle. Il faut tout d’abord enlever la couleur aux chimistes car un jour viendra où les peintres ne parleront plus de Chevreul. Les mots mêmes qui définissent la couleur sont pauvres : éclatante, raffinée, lumineuse, criarde, etc. Les saisons sont appelés à la rescousse, on ressort ses classiques et leurs correspondances musicales. On cite Venise (ah ! le vert Véronèse !) et quand on pense aux impressionnistes, on se rassure car le ton local résiste mieux à la mondialisation que les pigments et les pinceaux.
Plus sérieusement, le chantier passionnant ouvert par les expressionnistes a été refermé bruyamment à la fin des abstractions et la seule certitude que nous laissent les formes artistiques des trente dernières années est qu’elles ont fait reculer la couleur de bien plus de trente ans.
Astor aime la couleur parce qu’elle l’étonne. Bien qu’il en connaisse tous les principes, il ne se contente pas d’en appliquer les formules. Lorsque la couleur parvient, haletante, à notre regard, elle a été opprimée, affamée, asséchée, enfumée, exténuée, réduite, asphyxiée. Elle n’est plus alors que la lumière d’elle-même.
La peur de la couleur chez le commun des peintres et des critiques présente des rapports obscurs avec la peur du grandiloquent. Le triomphe d’un art humble a longtemps accompagné le refus de la peinture d’histoire. Or le retour historiciste des pompiers n’a pas libéré notre appréciation de l’art d’aujourd’hui car les regards sur l’art vivant et l’art ancien ont cessé de se croiser. Le demi-siècle de Beckett ne doit pas inaugurer une esthétique de la pauvreté. La couleur est aussi un droit. Les enfants, ces étrangers dérangeants qu’Astor a fréquentés, s’en donnent à cœur joie. Ils manipulent la couleur comme une pâte brisée. En revanche, sitôt atteint l’âge de raison, leur œil mue. C’est l’ère des stratégies de l’évitement. La voix ne doit pas porter, la rétine s’opacifie. L’homo chromaticus remonte dans l’arbre pelé de l’évolution et accouche d’un singe à poils gris. Le futur adulte s’accoutumera désormais à accumuler de la connaissance en monochrome.
Fatigué de clamer dans le désert, Astor chromatise dans l’atelier. Les humains ne viennent pas en trop grand nombre faire tache sur les murs. La peinture qui naît chaque jour appartient à une famille mais elle est fondamentalement nouvelle. L’observateur, pressé de commenter, ne peut s’en sortir par les pirouettes de la filiation et des influences, élixir diabolique des visites d’atelier. Privé de ce filet, le regardant se pose, avant de dégringoler l’escalier, des questions d’esthétique. Pour la première fois, il regarde une peinture avant de l’avoir reconnue et comprise et, réalisant que le processus d’identification que l’on désigne sous le nom de culture ne se déclenche pas tout seul, il a recours aux vieilles recettes. Il se demande alors si ce qu’il voit est beau, question tellement radicale qu’elle équivaut à appeler sa maman pour la première fois depuis cinquante ans. Il comprend alors qu’il ne sait pas si c’est beau. Il voit que c’est nouveau, fort, impressionnant, tendre, musclé, poivré. Audacieux, il décide que cela vaut la peine de regarder encore avec les yeux cryptiques. Les yeux cryptiques sont comme la deuxième paire de lunettes d’Afflelou, ce qui vous reste quand vous êtes nu. Alors, l’observant oublie ce qu’il a appris, se réconcilie avec lui-même et aime.
Pèlerin de bonne foi du saint Cailar, tu te contenteras de tes yeux quotidiens et de ton cœur ordinaire pour accepter cette douloureuse offrande de trente ans de peinture…
Axel Hémery, Toulouse, avril 2005.
Extraits de guerre à la tristesse
Pour moi peindre l’espace d’un tableau
est une manière de dire la difficulté d’habiter le temps
Se désintéresser de ce qui est extérieur
paysage objet
réalité économique
relation sociale
devenir historique
que le regard plonge à l’intérieur de soi
dans ce domaine inconnu et obscur
où naissent
pensées rêves
images
impressions fugitives
les pulsions
porter attention aux mouvements les plus ténus de la vie intérieure
dont la faculté maîtresse est l’imagination
mais une forme d’imagination qui refuse le pittoresque
la narration
domaine de l’imaginaire
jardin secret inconnu de tous
soi
qui est à la fois tout entier enclos dans l’esprit
à la mesure de l’universel riche de tous les possibles
être soi
être à soi
S’inventer n’est jamais une action
une intrigue
Refuser le conte
La peinture se tait
elle est couleur
sans jouer de rôle
La finesse extrême de l’épaisseur de la matière picturale ou son épaisseur surfacée l’attention aux taches qui se forment autant de conditions pour que la peinture diffuse son rayonnement sur un motif plus ou moins complexe de couleurs entrelacées pour rompre à l’occasion la surface du tableau entrelacs constitués en bandes peintes d’un bord à l’autre de la toile sectionnant (répartissant) le tableau en surfaces égales ou inégales où chute et pluie de lumière entre les traits –herbes- révèlent le vide du blanc pluie lacérant le papier de traits raturés ou encore froide pluie fine qui couche les herbes pareille au vent des fous une herbe qui ébroue les ratures en mouvements courbés ou cassés qui gifle boues et torchis les blanchit comme s’il s’agissait de résister au visible et au temps qui passe à son écoulement sans trace imprégnant juste la toile et sa couleur
trouble évanescence
Elle s’est la pluie
dès ses premières gouttes attachées à transgresser les apparences
à dissoudre sous le froid un regard décidé
à mouiller l’herbe sèche afin que le mouillé et le sec soient mesurables
à libérer la peinture par la fulgurance d’une écriture sensuelle
Produire de l’espace en éveillant la couleur
Je la vois dès lors la pluie se dégager de l’emprise de la vision
tenter de pénétrer au cœur du tableau pour s’éprouver en lui
restituer le sens par le pouvoir exclusif d’une orchestration colorée
fortifier son rythme
prendre la mesure de son essor plastique
inventer des formes tendues piquantes vibrantes stabilisées en vérité en leur tempérament fougueux
Les herbes exaltées vers le véritable lieu de leur séjour ne sont que des formes apparemment abstraites qui reprennent avec une assurance accrue
contact avec le monde
Ce que j’appelle parfois œuvre de peintre ne désigne pas une manière un style mais ce par quoi l’œuvre cesse de s’appartenir ce dehors qui la pénètre et l’arrache à elle-même qui la réduit à être trace non pas d’un geste ou d’un sentiment
mais d’une absence